Le mariage
et les unions homosexuelles
ROME EST-ELLE ALLÉE TROP LOIN?
Par Claude Ryan
À entendre certains censeurs, le pape
Jean-Paul II, en autorisant la diffusion d’un document de la Congrégation pour
la doctrine de la foi sur la légalisation des unions homosexuelles, aurait
tenté d’imposer sa suprématie sur l’organisation de la société civile. Il
aurait ainsi contrevenu à la séparation des pouvoirs entre la religion et
l’État et porté atteinte à la démocratie. Je ne partage pas ce jugement. Tout en
estimant que le document romain n’est pas à l’abri de toute critique, je suis
plutôt d’avis que Rome a exercé un droit incontestable en intervenant dans le
débat sur l’avenir des unions homosexuelles et du mariage.
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En
ce qui touche le fond du débat, j’affiche tout de suite mes couleurs. Pour des
motifs autant séculiers que religieux, et en m’appuyant sur une assez longue
expérience de la vie, je souscris pleinement à l’enseignement séculaire de
l’Église selon lequel la vie sexuelle doit se déployer suivant un ordre naturel
dont la complémentarité des sexes et
l’orientation de l’activité sexuelle vers le service de la vie sont des
éléments essentiels. La famille formée d’un père, d’une mère unis dans le mariage
et de leurs enfants, fournit de manière générale le plus propice à
l’épanouissement des conjoints, à la perpétuation de l’espèce et à la formation
des futurs citoyens. Elle est considérée, pour cette raison, comme le fondement
le plus solide de la vie en société. J’en conclus que la société a non
seulement le droit mais le devoir de privilégier son épanouissement affirmant
le caractère distinct du mariage.
Nonobstant
les nombreux changements sociaux et culturels survenus au cours des dernières
décennies, le mariage demeure heureusement par une forte marge le mode d’union
préféré des Canadiens. De nouvelles formes de cohabitation ont toutefois fait
leur apparition. À des degrés divers, ces nouveaux modes de vie possèdent avec
le mariage des points de ressemblance, parfois même des traits communs, que le
législateur ne doit pas ignorer. Les personnes qui les composent sont en outre
des citoyens investis de droits qui ne
sauraient leur être niés. La plupart de ces unions hors-mariage, sinon toutes,
sont toutefois dépourvues de l’un ou l’autre des traits caractéristiques du
mariage. Aux unions de fait, il manque l’engagement public et officiel qui
contribue fortement, même s’il ne l’assure pas toujours, à la stabilité des
couples mariés. Aux unions homosexuelles, il manque la complémentarité entre
les deux sexes qui est l’un des traits plus fondamentaux de la nature humaine.
Si
j’étais membre du Parlement, je voterais contre le projet de loi mis de l’avant
par le gouvernement Chrétien. En effet, sous prétexte d’une égalité qui
demeurerait à bien des égards irréelle, ce projet ignore ou minimise des
différences qui relèvent de l’observation le plus courante et qui revêtent une
importance majeure pour la vitalité de la société. Il cherche l’uniformité tandis que les réalités
qu’il prétend regrouper sous une même définition sont manifestement
différentes. Que le législateur s’emploie à éliminer toute discrimination
réelle et observable à l’endroit des personnes engagées dans des unions
homosexuelles, cela est juste et souhaitable. Qu’on veuille par contre laisser
croire que l’élimination de toute distinction juridique entre le mariage et
l’union homosexuelle sera moralement et socialement inoffensive, cela est plus
difficilement admissible. Le mariage et l’union homosexuelle sont deux réalités
différentes. Qu’on donne à chacune un
nom, une définition et un statut répondant à ce qu’elles sont.
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Le
débat en cours ne porte pas sur l’emplacement d’un pont ou le tracé sur route
mais sur un sujet chargé d’incidences morales. Précisément pour cette raison,
il est normal et souhaitable que les
familles religieuses s’y engagent et que chacune fasse appel à ses membres pour
diffuser et défendre ses vues.
Au
nom d’une saine distinction entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel, les
rôles respectifs des chefs politiques et des chefs religieux doivent être
nettement délimités, de manière qu’aucun n’exerce de régence indue sur l’autre
dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence. Mais cette règle vaut pour l’aménagement des institutions et la
gouverne concrète des sociétés. Elle ne saurait, sans grand danger pour la
liberté de religion et les autres libertés, être étendue à la libre discussion
des affaires publiques.
Les
groupes religieux sont en effet des personnes morales légitimes au sein de la
cité. Il leur est loisible d’intervenir dans les débats de caractère public
chaque fois qu’ils le jugent opportun, suivant des règles définies par
eux-mêmes. Le droit des groupes religieux d’appartenir à une famille
spirituelle plus large que la nation ou le pays, telle l’Église catholique, est
également reconnu comme un corollaire nécessaire de la liberté de religion. Les
seuls régimes opposés à cette liberté plus large sont les régimes totalitaires,
lesquels ont une préférence bien connue pour des églises coupées de toute
direction supranationale.
À
la lumière de ces considérations, je vois mal où réside, dans la récente
intervention de Rome, l’entorse au principe de la séparation entre l’Église et
l’État. L’Église avait le droit strict de parler, elle a émis des propos
surtout moraux ayant un lien incontestable avec sa mission et ce qu’elle a dit
est conforme à son enseignement le plus traditionnel. En quoi aurait-elle agi à
l’encontre de la démocratie et de la séparation entre l’Église et l’État? Le
danger vient davantage dans ce cas des accusateurs que de l’accusé. Certains
accusateurs feraient de redoutables censeurs si jamais le pouvoir de baliser le
droit de parole de l’Église devait leur être attribué.
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Aux
catholiques engagés dans la politique, le document romain rappelle que si, dans
la gouverne des sociétés, une saine distinction doit être respectée entre les
choses qui relèvent de César et celles qui relèvent de Dieu, cela ne saurait
justifier la séparation que trop de catholiques engagés dans la vie politique
laissent souvent s’installer entre leurs croyances religieuses et leurs actes
concrets au plan politique. Surtout au Canada, le milieu politique est un
milieu où l’on évite le plus souvent de parler de religion ou de morale. À la
lumière de maintes expériences passées, cette réticence se comprend. L’appel mal avisé aux valeurs religieuses
cause en effet plus de tort que de bien. Poussée à l’extrême, pareille réserve
risque toutefois d’entraîner l’absence de toute note morale et spirituelle
significative dans le discours politique.
Dans
ces conditions, on peut difficilement trouver illégitime que les chefs
religieux s’adressent aux politiciens catholiques pour les exhorter à prendre
clairement position dans des débats où des valeurs morales fondamentales sont
engagées. Une prise de conscience plus grande par les politiciens catholiques
du devoir qui leur incombe de ne pas privatiser à l’extrême leurs convictions
religieuses au point de les rendre inopérantes, contribuerait à rehausser, non
à rabaisser, la dignité du discours politique. Elle irait en outre dans le sens
d’un courant contemporain qui incline
les familles religieuses à cultiver l’affirmation plus explicite de leurs valeurs
propres dans les débats publics.
Certains
ont compris que le document romain intimait aux politiciens catholiques l’ordre
formel de voter dans un sens dicté par l’autorité religieuse. Telle n’est pas
ma lecture du texte. Si Rome avait voulu donner un ordre au sens propre du
terme, celui-ci eut logiquement été assorti de sanctions appropriées, telle une
menace d’excommunication. Or, il n’y a rien de tel dans le texte publié ces
jours derniers. Le texte est rédigé en des termes forts qui donnent à penser
qu’il s’agit d’un ordre. Il doit plutôt être interprété comme un appel pressant
à la conscience des politiciens catholiques. Cette exhortation est en outre
accompagnée du rappel d’un paragraphe d’une encyclique antérieure dans (Evangelium
Vitae) dans lequel
Jean-Paul II reconnaissait que la responsabilité de la décision en pareille
matière incombe en dernière analyse au politicien et que celui-ci, à condition
d’avoir clairement établi sa position sur le fond, doit pouvoir au moment de la décision favoriser,
suivant son bon jugement, la solution qui lui semble devoir causer le moins de
mal.
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Une
Église qui parle m’apparaît plus présente à sa mission qu’une Église qui se
tait. En outre, la démocratie bien comprise n’a rien à craindre d’une Église
qui intervient dans les débats publics, vu qu’elle le fait toujours avec calme,
dignité et sans violence. Dans un monde pluraliste, une Église qui parle doit
en retour accepter d’être discutée, voire contestée.
Parmi
les critiques adressées au document romain, certaines se distinguent par un irrespect
évident, une outrecuidance insupportable et une vulgarité de vaudeville. Il ne
m’apparaît pas utile de m’y arrêter. Par contre, les critiques formulées de
manière civilisée doivent être
accueillies dans un esprit de dialogue. Parmi ces dernières, une en particulier
s’impose à l’attention.
On
reproche non sans raison au document romain de s’appuyer une problématique
étroite et rigide qui passe à côté des vrais problèmes vécus par les personnes
et les couples. On lui reproche aussi d’emprunter un ton autoritaire et négatif donnant l‘impression
que l’Église veut surtout partir en guerre contre les homosexuels et imposer
ses vues dans les parlements. Tout catholique sérieux sait que telle ne peut
pas être la vraie intention d’une Église qui se réclame d’une mission
spirituelle et de la charité du Christ. L’impression a néanmoins été créée que
l’Église ouvrait une croisade contre les homosexuels. Cette impression aurait
pu être évitée si la publication du document avait été précédée de consultations
sérieuses auprès de milieux variés dans divers pays. Elle devra être corrigée
par la recherche d’une meilleure compréhension des conditions concrètes dans
lesquelles se déploie de nos jours la vie sexuelle.
Ce que l’Église peut offrir de meilleur à un
monde qui baigne dans une culture imprégnée de sexualité, c’est bien davantage que le rappel de
certaines règles. C’est une vision rajeunie de la sexualité où un trop grand
nombre de questions demeurées dans le placard, notamment celles relatives à la
moralité conjugale, seraient être examinées dans un esprit d’accueil et de
sympathie, où la doctrine trouverait sa juste place mais où la vision
d’ensemble serait enrichie et nuancée par l’apport des disciplines
scientifiques et l’écoute de l’expérience vécue par les personnes et les
couples. D’une telle approche, pourraient émaner au sein même de l’Église une
approche moins crispée des questions reliées à la sexualité, et chez les
observateurs extérieurs une plus grande disposition à écouter avec attention et
respect ce que l’Église a à dire sur ce sujet.
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